
Quelques éclats d'un assez long passé peut – être éclairants.

Débuts
Je suis entré en dessin et en peinture, adolescent, au début des années 1960.
Tous les grands artistes, on les découvrait dans de petites plaquettes très bon marché qui fleurissaient alors et, de temps à autres, je sautais dans un train ( à vapeur ) pour passer la journée dans les musées parisiens.
Picasso, Matisse, Mondrian, Klee, Pollock et déjà Soulages, etc... m'interpelaient et j'admirais la stature morale de ces combattants de première ligne sur le front de la modernité mais de timides réserves me retenaient de les aimer complètement, ces héros ... Mon cœur restait coincé entre 1900 et 1914 comme entre deux portillons du métro station Louvre.... Mais j'y viendrais vite. Tout le monde y viendrait. A l'époque, quand un sonore c'est le progrès ! était lancé, presque tout était dit.
Une question me taraudait pourtant, secrètement :
Ce beau langage classique du dessin et de la peinture qu' il était si urgent d'abandonner pour embrasser la modernité, qu'avait – il de vraiment suranné ? Qu'est – ce qui était indigne de la seconde moitié du XXe siècle et de son progressisme triomphant ? Qu'est – ce qui n'était vraiment plus praticable ? la perspective ? la composition ? la figuration qui se disait souvent anecdote ? de quoi fallait – il encore se dépouiller pour bondir léger vers l'avenir radieux ? Les réponses étaient embarrassées.
L'art moderne avait cependant des opposants très brutaux : Au lycée, un Marseillais colérique et peintre habile faisait fonction de professeur de dessin. Il fallait apprendre par cœur la définition de la peinture par Nicolas Poussin en vue du jour où on oublierait un tube de gouache. On la déclamerait alors mais sans l'accent du Sud pour ne pas ajouter au couroux du Maître. La dernière phrase :
Son but est la délectation.
Pour lui, l'art s'arrêtait au milieu du XIXe siècle et Cézanne n'était qu'un misérable faisant beaucoup trop longs les bras de ses Joueurs de cartes.

La Révolution
Ce dictateur formé dans les années 40, je le revois au printemps 68 sur le parvis du lycée attendant, feutre vert vissé sur la tête, que des élèves débraillés et bouillants consentent à monter en cours. Tout en le trouvant ridicule, je l'aimais de m'apprendre qu'en art, des tonnes de choses merveilleuses s'enseignent et s'apprennent.
Quinze ans plus tard, c'est un retraité éteint que je visitai dans son petit pavillon d'une ville voisine pour lui dire ma fervente gratitude.
Peu d'années après 68, il avait dû faire place à un vrai professeur d' Arts plastiques enseignant à des élèves enfin libérés le geste, la tache, la dégouline, l'empreinte de mains, le froissage de feuilles...
Que de choses passionnantes j'appris dans les écoles des Beaux Arts et les facultés des Lettres des années 70 ! L'art occidental classique issu de la Renaissance était sans cesse remis à sa place sans ménagement. On n'y voyait que la mise en forme du monde par les dominants, par nous, les vainqueurs. L'occident avait étouffé et détruit toutes les autres visions du monde, celles des civilisations traditionnelles et exotiques. Heureusement, l'Art moderne venait les venger, ces arts opprimés, en abattant le tyran. C'est donc sur une dépouille à la fois dominante et inerte que toutes les sciences humaines s'acharnaient sans fin, en mettait en pièces indéfiniment les derniers lambeaux.
Dans l'Ecole ces Beaux arts que j'intégrai au sortir du bac, tout enseignement d'histoire de l'art avait été supprimé.

Après la Révolution
Problème : toutes ces vieilleries empilées sous les appelations infamantes d'académisme ou de pompiérisme, presque personne n'y avait sérieusement mis le nez. On les regardait de haut mais surtout de loin, sans les avoir apprises, ces règles classiques qui, au demeurant , organisaient presque toutes les images du monde. Quel paradoxe !
Combien d'enseignants se sont présentés en nous annonçant qu'avec eux il faudrait oublier tout ce qu'on avait appris, que l'aventure créatrice allait commencer : larguez les amarres ! Je leur répondais intérieurement que ce discours de rupture, on nous l' avait servi dix fois et que pour se libérer d'un savoir ( à supposé que ce fût souhaitable ) encore eût – il fallu avoir appris quelque chose.
Agrégé ou Docteur en Arts plastiques on ne savait pas mettre un cube d'aplomb ni assembler trois couleurs . On se révoltait comme Van Gogh, ou comme Matisse, à moins qu'on emboîte la furie de Pollock ou encore de tel autre grand rebelle mais en connaissant si mal ce qu'ils avaient rejeté.
A la fin des années 90, j'encadrais des étudiants déjà avancés préparant des concours. Ils devaient commenter leurs productions. Deux me confièrent : pour moi, le noir est une couleur. Et les deux fois je répondis par la même question : Pourquoi nous dites – vous cela ? En quoi cela mérite- t – il d'être dit ?
Ils restèrent interdits, ne se souvenant même pas qu'ils tronquaient une citation célèbre. Matisse, lui, assumait la part de paradoxe et de provocation que contenait sa conception du noir.
Ces pauvres étudiants choisissaient dans une liste de positionnements proprets n'engageant à rien, comme des post – adolescents assis au restaurant face à une carte pour invités où les prix ont été retirés.
Il fallait d'urgence quitter cette table cauteleuse et se glisser dans les cuisines pour ouvrir les placards à victuailles, retrouver instruments, fourneaux, livres de recettes et s'y remettre.
Hannah Arendt écrivait en 1954 dans La crise de la culture : « C'est pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ».
Ce que je sais faire de substanciel, d'effectif, de concret, je l'ai appris presque seul, en peignant, dessinant, lisant et admirant et... en mettant des parenthèses respectueuses autour des grandes transgressions modernes .

Maintenant
Ceux qui apprennent aujourd'hui ont des professeurs formés par mes pairs, par des libertaires de la fin du XXe siècle frottés de sciences humaines ayant beaucoup dénoncé et fort mal appris.
Or pour les apprenants des années 2020 , l'Art moderne et l'Art contemporain ne compte plus tant que cela et on le dit trop peu. C'est dans l'art de la fin du XIXe siècles qu'ils cherchent avant tout racines et modèles et leurs enseignants, formés par nous, sont rarement de niveau. Un fil a été rompu, par notre faute, qui n'est pas si facile à renouer.
Les formations solides, on les trouve dans des écoles d'Arts appliqués au recrutement très sélectif et, à défaut, dans des boîtes privées souvent moins bonnes et hors de prix. Ce qu'on a appris, pourquoi ne pas l'offrir ?
Ce fut toujours mon projet et je continue ici.